Voici l'histoire de la prophétie de 1914. Pour la raconter, je me suis principalement basé sur le fantastique livre "le temps des Gentils reconsidéré", de Carl Olof Jonsson.

Lorsque Jonsson était encore témoin de Jéhovah, il a fait des recherches, et a ensuite envoyé à la Watchtower des preuves irréfutables que -607 n'est pas une date possible pour la destruction de Jérusalem. La Watchtower a confirmé avoir reçu ses documents, mais a demandé à Jonsson de ne pas surtout pas ébruiter ses découvertes. Quelques mois plus tard, il était exclu pour apostasie.

Convertir des jours en années

Tout commence avec deux textes de la Bible: Nombre 14:34 et Ézéchiel 4:6, qui chacun convertissent des jours en années. Au Ier siècle déjà, des « prophètes » ont l’idée de généraliser ce principe à d’autres passages de la Bible.

C’est ainsi qu’au Moyen Age, le temps des Gentils, dont la fin doit marquer le retour du Christ, est défini par certains comme étant d’une durée de 1260 ans (en se basant sur le livre de Daniel). Ces mêmes personnes se préparent donc au retour du Christ prophétiquement annoncé par la Bible, que la première prédiction annonce pour l’an 1260.

Comme cette première prédiction ne se réalise pas, d’autres prennent le relais. On fixe le début des 1260 ans de plus en plus tard, et parfois même on fait varier quelques peu le nombre d’années.

De 1260 à 2520 années!

Comme le nombre d’ « années-jours » fini par être trop court au milieu du 19ème siècle, on décide alors de doubler la mise! Ce sera désormais 2520 « années-jours » qu’il faudra compter.

Avec cette nouvelle durée de 2520 ans, le temps des Gentils doit maintenant démarrer bien plus tôt qu’avant pour finir « dans quelques années tout au plus ». Les spéculations vont bon train, toutes plus divinement inspirées les unes que les autres! Pour se faire une petite idée de la foison de prédictions, pointer ici.

Les seconds adventistes, dont Nelson Barbour fait partie, calculent le retour visible du Christ pour 1873, puis 1874. En 1875, comme le Christ n’est toujours pas arrivé, leurs espoirs sont déçus et beaucoup quittent le mouvement. Voir ici.

Le calcul menant à 1874 semble pourtant tellement parfait que Barbour a du mal à y renoncer. Avec l’aide d’amis, naît alors l’idée que le Christ est bel et bien revenu en 1874, mais de façon invisible au ciel.

Charles Taze Russell

C’est en 1870, en pleine période de spéculations sur le retour du Christ, que Charles Taze Russell et son père forment un groupe d’étude de la Bible. Russell a alors 18 ans. A quelle spéculation, parmi les dizaines en vigueur, va-t-il accorder sa confiance?

Comme chacun le sait, Russell était en relation directe avec Dieu… euh non, je veux dire… Barbour! Ce dernier parle à Russell du retour invisible du Christ en 1874, et promet un retour bien visible d’ici à 1914. Russell est convaincu !

Prédictions pour 1914

En 1889, dans son livre « le temps est proche », Russel écrit ce qui doit se passer d’ici à 1914 (lien) :
    – Avant 1914, le royaume de Dieu sera établi sur la Terre et le dernier membre de l’Eglise de Christ sera glorifié de manière visible.
    – En 1914, la ville de Jérusalem ne sera plus aux mains des « Gentils », et sera honorée par Dieu.
    – Avant 1914, l’anarchie règnera partout sur Terre, mais une ère de paix sans précédent, due au règne de Dieu sur Terre, commencera juste après cette date.

Pas d’an zéro

La date de départ de la prophétie des 2520 ans était -606. Barbour supposait que Jérusalem avait été détruite par les Babyloniens à cette date.

Dès 1904, des collaborateurs de Russell lui font remarquer qu’il n’y a pas d’an zéro, et donc que la prédiction devrait aboutir à 1915 au lieu de 1914. Russell n’en tient pas compte et garde un calcul erroné avec 1914 comme date finale. Si rien n’arrive en 1914, il sera toujours temps de décaler en 1915 plus tard.

La première guerre mondiale

Lorsque la première guerre mondiale éclate en 1914, les hommes de paix sont tristes de voir des soldats de nombreuses nations partir au combat. Russell, lui, se réjouit! Les prédictions étaient fausses, mais la date était la bonne! Il y a bien un événement majeur en 1914!

Jusqu'à sa mort en 1916, Russell restera convaincu que sa prophétie était bonne. Quelle foi tout de même!

Rutherford fixe 1914

Après la mort de Russell, son successeur, Joseph Rutherford, est trop content des prédictions sur 1914 pour les laisser partir aux oubliettes. Il fixe donc définitivement la date de 1914 comme la fin du temps des Gentils.

Les autres dates n’auront dorénavant plus d’autre choix que de graviter autour de 1914!

Le canon de Ptolémée

La Bible ne donne que des dates relatives. Pour fixer les dates bibliques de manière absolue, par rapport à notre calendrier actuel, Barbour était parti de –536. Il pensait que le canon de Ptolémée fixait cette date comme étant la première année de Cyrus. En y ajoutant les 70 ans de la prophétie de Daniel 9:2, il arrivait à -606 comme date de destruction de Jérusalem.

Malheureusement, il s’avère que le canon de Ptolémée ne pointe finalement pas sur -536, mais sur -538 comme première année de Cyrus. Pire, il indique aussi que Jérusalem est tombée en -587, et non en -606! Rien ne va plus chez la Watchtower!

Une nouvelle approche est tentée

Ce n’est qu’à partir de 1944, avec le 3ème président de la Watchtower, Nathan Knorr, que l’on tente finalement une nouvelle approche.

D’abord, on corrige la date de la première année de règne de Cyrus en la plaçant en -538 au lieu de -536. Puis on en profite pour corriger le problème de l’an zéro, en déplaçant sans autre forme de procès la destruction de Jérusalem de –606 à –607. Pour garder les 70 ans de Daniel, on explique que le retour d’exil a pris du temps, et a donc eu lieu en –537, durant la 2ème année de Cyrus.

Le tour est joué! La Watchtower garde 1914 comme date finale des temps des Gentils, et en plus, elle a corrigé les problèmes les plus évidents. Ouf!

Les chroniques de Nabonide

Mais les déboires de la Watchtower ne s’arrêtent pas là! Rappelez-vous que le canon de Ptolémée pointe toujours sur –587 pour la chute de Jérusalem au lieu de -607.

En 1952, la Watchtower décide donc d’utiliser –539, date officielle de la chute de Babylone, comme nouvelle date pivot. La première année de Cyrus vient juste après. La Watchtower explique que –539 a été fixée de manière absolue par les chroniques de Nabonide, un document cunéiforme de la période babylonienne.

En fait, il s’avère que ce document seul ne fixe aucune date absolue. De plus, il est si endommagé que certaines de ses informations sont illisibles!

Deux nouvelles sources

Il faudra attendre 1971 pour qu’enfin la Watchtower admette la faiblesse de sa source! Elle décide alors de se baser sur deux nouvelles sources, qui devraient enfin permettre de fixer de manière indiscutable la date de –539 pour la destruction de Babylone. Ces sources sont le canon de Ptolémée, de nouveau, et les dates des olympiades transmises par d’anciens historiens.

Malheureusement pour la Watchtower, ces sources sont loin d’être fiables! De plus, elles ne permettent toujours pas de fixer à elles seules de dates absolues, mais uniquement des dates relatives ! Il y a encore du boulot !

Avoir -539 sans -587

Voyant ses sources contestées, la Watchtower fait une ultime tentative en 1988. Elle décide d’enfin fixer une fois pour toutes la destruction de Babylone en –539 de manière absolue, en se basant cette fois sur des données astronomiques incontestables.

Elle se heurte toutefois au fait que la plupart des sources définissent du même coup –587 comme date de la destruction de Jérusalem. Comment va-t-elle s’en sortir?

La solution actuelle

Strm. Kambys. 400 (BM 33066) est le texte astronomique babylonien qui sauve la Watchtower! Il est daté de la 7ème année de Cambyse, fils de Cyrus, et mentionne deux éclipses qui permettent de le dater en –523. Toutefois, pour arriver à la chute de Babylone, encore faut-il connaître la durée de règne de Cyrus lui-même.

Pour ce faire, la Watchtower se base sur des documents administratifs babyloniens, dont le dernier qui a été retrouvé est daté de la 9ème année, au 5ème mois, du règne de Cyrus. Grâce à ces sources, on arrive finalement à –539 pour la destruction de Babylone, et ce sans avoir à admettre du même coup –587 pour la destruction de Jérusalem!

Ouf! Voilà une bonne chose de faite!

Conclusion

Et voilà comment 1914 est sauvé, et continue encore aujourd’hui à démontrer la toute puissance prophétique de la Watchtower! Le problème, c’est qu’il y a au moins 17 séries d’indices qui prouvent que Jérusalem a bien été détruite en -587, contrairement à ce que la Watchtower prétend (voir ici).

Et la prophétie des 70 années dans tout ça ? La Bible est-elle encore en accord avec l’histoire ?

Il faut d'abord savoir que les nombres "ronds" qui se trouvent dans la Bible ne sont pas toujours à prendre au pied de la lettre*. Dans la Bible, on trouve plusieurs prophéties qui font référence à une durée de 70 années. Il y a celle d'Ésaïe pour Tyr (Ésaïe 23:17), de Jérémie pour Babylone (Jérémie 25:12), et celles de Daniel et de Zacharie pour Jérusalem (Daniel 9:2; Zacharie 1:12). Toutes ces prophéties, au lieu de se référer à 70 véritables années, reflètent plutôt une volonté de montrer que les choses sont sur le point de changer radicalement, et que ce changement concerne des rois et des nations entières.

Les témoins de Jéhovah ne sont pas les seuls à avoir tenté de faire coller les 70 années de la Bible à l'histoire. Jonsson prétend que les 70 ans de Jérémie ont commencé en -609, pour s'achever à la destruction de Babylone en -539. Il fait aussi coincider les 70 ans de Daniel et de Zacharie avec la période allant de la destruction du temple de Jérusalem en -587, à sa reconstruction vers -517. Bien que cette solution semble élégante (surtout qu'elle s'accorde, elle, avec l'histoire), elle pose tout de même encore quelques problèmes qui seraient trop long à expliquer ici.

En fait, il est illusoire de chercher une correspondante parfaite entre les prophéties bibliques et l'histoire. Toutes les tentatives échoueront toujours quelque part...

* 40 ans est défini comme la durée d'une génération (Josué 5:6; Psaume 95:10), et comme la durée de règne des "bons rois" de Juda, comme Saül, David, Salomon et Joaz (Actes 13:21; 2 Samuel 5:4; 1 Rois 11:42; 2 Rois 12:1-2). Des multiples de 40 sont utilisés pour définir plusieurs générations (Genèse 15:13; Actes 7:6; 1 Rois 6:1). Il en est de même pour les différentes périodes de 70 années que l'on retrouve dans la Bible. Ésaïe le dit d'ailleurs clairement: 70 ans, c'est la durée de vie d'un roi (Ésaïe 23:15). C'est aussi la durée de vie totale de la majorité des gens (Psaume 90:10). D'ailleurs, lorsqu'Israël meurt, on l'embaume pendant 40 jours, et on le pleure pendant 70 jours. - Genèse 50:1-3.